La glottophobie pointe du doigt le malaise autour des accents en France. Le sociolinguiste Philippe Boula de Mareüil répond aux questions de Dockinfos pour expliquer ce phénomène.
Dockinfos : Comment expliquer qu’il y ait autant d’accents différents en France ?
Philippe Boula de Mareüil : Il faut savoir que la France est francophone dans son intégralité depuis peu. On estime à la Première Guerre mondiale, voire après les années 1940/1950 avec la télé et la radio, le moment où le français devient la langue parlée dans les foyers. À l’époque de la Révolution française, par exemple, les enquêtes qui ont été menées montrent qu’il n’y avait finalement qu’une poignée de Français, environ 4-5 millions qui étaient francophones et qui parlaient parfaitement français. Le reste parlait autre chose, le français étant une langue étrangère pendant longtemps dans de nombreuses régions. Et l’accent est né de là, car l’accent est un phénomène de contact, c’est la transposition, le transfert de certaines caractéristiques des langues qui sont parlées sur un territoire donné sur la langue qui vient les supplanter, en l’occurrence le français.
Dockinfos : Y a-t-il un « bon » accent français ?
P.B de M : Le point sur lequel s’accordent la plupart des gens qui étudient les accents est le suivant : on considère que le bon accent est celui qui ne se fait pas remarquer, le plus neutre possible. C’est pour cette raison que Paris est un des lieux du « bon accent », sans doute pour des raisons socio-économiques également. Mais la deuxième région qui est effectivement l’endroit où l’on parle le mieux français sont les bords de la Loire, vers Angers et Tours, non loin des châteaux royaux. Alfred de Vigny disait de ces habitants : « leur langage est le plus pur, le berceau de la langue est là ». Mais au final, la pureté n’est qu’un mythe qui existe dans beaucoup de langues, car elle permet d’assoir un pouvoir. Celui de dire : « Ici, il y a quelque chose que vous n’avez pas ».
Dockinfos : Pourquoi l’accent de Paris représente-t-il l’accent français idéal ?
P.B de M : Dans les zones rurales, les échanges sont moins développés qu’à l’intérieur des grandes villes. On reste dans l’entre soi, on y développe l’accent, car il permet aussi de renforcer la cohésion dans ces groupes. Alors que les métropoles brassent les différences et aboutissent à un résultat plus neutre. C’est la métaphore du melting-pot, à partir d’une mosaïque initiale, on mélange le tout, et on aboutit à un résultat autre où beaucoup de différences sont estompées. Cela crée un phénomène de cohésion, ce qui explique aussi pourquoi on dit que l’accent de Paris est l’accent de la France.
Dockinfos : À quel moment la langue française a su s’imposer comme langue nationale, alors que d’autres langues étaient plus courantes sur la plupart du territoire ?
P.B de M : Quand l’Académie française a été créée [en 1634 NLDR], elle est considérée comme le berceau de la langue française et devait servir la gloire du roi de France. L’un des principaux objectifs de l’Académie était d’embellir et de rendre pure la langue qui était portée avec les armes dans tous les coins du monde et imposée aux peuples conquis. Les gens considéraient que le français était la langue universelle, car la France avait la plus puissante armée et un empire plus grand que ses rivaux à cette époque. Et au tournant de la Révolution, il faut parler français, si on veut faire partie de cette moderne et éclairée. Le dictionnaire de l’académie est créé, qui va devenir pour beaucoup la norme de référence. L’Académie française va régenter au sens politique du terme les usages.
Dockinfos : Quel a été le rôle de l’école dans l’apprentissage du français ?
P.B de M : L’école a joué un rôle très fort, car la plupart des enfants des régions rurales arrivaient avec une langue parlée à la maison ou dans les champs ou au village. C’est ce qu’on appelle le patois, et par-dessus, on leur apprenait le français, une langue plus standardisée. L’école a corrigé de manière assez violente, en tout cas symboliquement, la manière de s’exprimer des écoliers. Il est bien connu qu’il était interdit de parler breton et, encore plus alsacien, à l’école. Aujourd’hui les langues régionales sont en déclin, mais on en garde une trace à travers les accents qui préservent des spécificités de prononciation.
Dockinfos : Peut-on imaginer aujourd’hui à la tête de l’État un homme ou une femme portant un accent comme ça a pu être le cas dans le passé, comme par exemple Napoléon ?
P.B de M : Il est vrai que Napoléon a dû embarquer avec lui l’accent corse à Paris. Mais, aujourd’hui, avoir un accent, c’est ne pas être légitime. Celui qui est légitime a un accent neutre, donc il est difficile d’imaginer actuellement un président de la République avec un accent. Il suffit de voir ce qui se passe avec Jean Castex, à quel point il a été moqué pour son accent…
Un entretien de Antoine Baret, édité par Sailesh Gya