Il y a plus de 20 ans, la justice européenne donnait raison à Jean-Marc Bosman, footballeur belge en conflit avec son ancien club du RFC Liège. Cette décision est à l’origine du football moderne que l’on connaît aujourd’hui. Retour sur cette évolution.
Imaginez un monde où Cristiano Ronaldo n’aurait peut-être jamais quitté le Portugal, où Eden Hazard serait resté en Belgique, où Luka Modric n’aurait jamais rallié le Real Madrid… Des exemples parmi tant d’autres. Car si ces joueurs évoluent aujourd’hui au plus haut niveau dans les plus grands clubs européens, ils le doivent à un modeste footballeur belge à qui on a refusé un transfert dans les années 1990. « Au début, personne ne pensait que ça irait plus loin. On parlait d’un joueur anonyme à mi-chemin entre un club de 1è division belge et un club de 2è division française. Rien ne laissait présager ce qui allait arriver par la suite », se souvient Joël Riveslange, journaliste en freelance, qui était chef du service des sports au journal Le Parisien quand l’affaire a éclaté.
En 1990, Jean-Marc Bosman, milieu de terrain belge évoluant au RFC Liège, arrive au bout de son contrat. Le club lui propose une extension de quatre ans en contrepartie d’un salaire quatre fois moins élevé. Indigné, Bosman demande à être transféré et se rapproche de Dunkerque, qui évolue en Division 2. Seulement, le RFC Liège s’oppose à ce transfert et demande une forte indemnité. Le joueur se retrouve alors sans club et décide de défier l’UEFA. Les réglementations spécifiaient que seuls trois joueurs étrangers pouvaient intégrer une équipe et qu’un club ait la possibilité de réclamer une indemnité de transfert pour un joueur en fin de contrat.
Il porte l’affaire devant la Cour de justice des communautés européennes (CJCE, aujourd’hui Cour de justice de l’Union européenne). Le 15 décembre 1995, la CJCE reconnaît que ce quota de joueurs étrangers ne respecte pas l’article 48 du traité de Rome, qui autorise la libre circulation des travailleurs dans l’espace européen. Les footballeurs sont reconnus en tant que travailleurs, la justice donne raison au joueur. L’arrêt Bosman a rendu les footballeurs libres au prix de la carrière du joueur. Il l’achève en 1996 à Visé, en 4è division belge. Aujourd’hui encore, il raconte qu’il s’en remet difficilement.
À cette époque, il n’y avait aucune « super team » qui dominait les autres comme l’on peut en voir aujourd’hui. Chaque équipe comptait sur son centre de formation et avait le droit d’intégrer trois joueurs étrangers dans son effectif. La révolution survenue après l’arrêt Bosman (cf. encadré) a été fatale pour ces clubs, dont les jeunes talents allaient se développer dans les clubs les plus riches. C’ était l’arme principale de l’Ajax Amsterdam, qui a remporté la dernière Ligue des Champions avant l’instauration de l’arrêt Bosman en 1995. « Aujourd’hui, la porte s’est refermée. A moins qu’un club forme une jeunesse folle et aille loin comme pouvait le faire l’Ajax à l’époque, on ne reverra plus des équipes comme le Steaua Bucarest ou l’Étoile Rouge de Belgrade à ce niveau. Et même si c’était le cas, les jeunes partiraient l’été suivant vers des championnats plus attractifs », déplore Joël Riveslange.
Amsterdam réussira à retourner en finale l’année suivante (défaite aux tirs au but face à la Juventus), puis en demi-finale l’année d’après (encore sorti par le club italien). Mais le club finira par décliner au fil des années à cause du départ de ses plus grands talents : Seedorf, Kluivert, les De Boer, Sneijder, Van der Vaart… 20 ans plus tard, en 2019, une nouvelle génération de footballeurs néerlandais a surpris toute l’Europe en se hissant en demi-finale de la Ligue des Champions (à l’heure où nous écrivons ces lignes). La jeune formation de l’Ajax a réalisé un exploit monumental en humiliant le Real Madrid, triple tenant du titre, en huitièmes de finale, puis la Juventus Turin, donnée grande favorite après l’arrivée de Cristiano Ronaldo.
La jurisprudence s’applique dès la saison suivante, en 1996-1997. La libéralisation du football est en marche. Les clubs les plus riches comme Barcelone, Madrid, Arsenal et Manchester United se jettent sur les pépites d’Europe afin de construire le meilleur effectif possible en matière de talent. « Ça a fait énormément de bruit, c’est tout le football qui connaissait une révolution à cet instant, décrit Joël Riveslange. Il y a eu deux effets immédiats. En premier lieu, à partir du moment où l’on dit au président d’un club « on a le droit à autant d’étrangers que l’on veut à partir de maintenant », c’est les portes ouvertes au niveau des transferts. Et la deuxième conséquence, c’est que ça a créé un marché ouvert. Des agents de joueurs, il y en avait très peu avant. »
Cette nouvelle mobilité des joueurs crée une concurrence internationale et entraîne une inflation salariale qui favorise ces puissances. Les joueurs locaux sont de plus en plus délaissés. En 2005, Arsenal aligne une équipe avec onze joueurs étrangers sur le terrain. « Le meilleur exemple c’est l’Inter de Milan en 2010, s’exprime Joël qui ne cache pas son amour pour les « Nerazzurri ». L’Inter remporte la Ligue des Champions en battant le Bayern Munich 2 à 0 : il n’y a pas un seul joueur italien sur le terrain. Ils ne sont que trois dans l’équipe et ils cirent le banc. Même l’entraîneur est portugais. Le lendemain, la presse italienne était mitigée par rapport à cette victoire. » Depuis la saison 2008-2009, l’UEFA (Union of European Football Associations) a corrigé le tir en imposant un quota. Il oblige les équipes participant aux compétitions européennes d’intégrer au moins huit joueurs formés sur le territoire national dont quatre dans le club en question.
Aujourd’hui, on se retrouve avec une sorte de structure comprenant trois types de clubs. Les clubs compétitifs (Barça, Real Madrid, Bayern Munich…) visent la suprématie chaque année et n’hésitent pas à attirer les meilleurs joueurs de la planète pour y parvenir. Les clubs formateurs (comme l’Ajax) développent des joueurs qu’ils repèrent au plus bas niveau et les intègrent pour les former, afin d’augmenter leur valeur et de les revendre au prix fort à un club compétitif. Enfin, il existe une troisième catégorie spécifique. « Le FC Porto a une autre démarche. Il fonctionne comme les autres clubs formateurs mais plutôt que de repérer des joueurs locaux, il va en chercher à travers toute l’Europe. Il les forme jusqu’à ce qu’ils se révèlent aux yeux des plus grands et les revendent beaucoup plus cher, explique Joël. Monaco a essayé de faire ça aussi mais ils s’y sont mal pris. Ils avaient une génération en or en 2017 lorsqu’ils sont allés en demi-finale de la Ligue des Champions et qu’ils ont fini champions de France. Cette génération est partie se développer ailleurs mais n’a pas été remplacée. Ça peut expliquer les difficultés de l’AS Monaco la saison suivante ». L’arrêt Bosman a rétabli la justice auprès des joueurs mais il est responsable du business qui existe aujourd’hui. Mais cela, Jean-Marc Bosman ne pouvait pas le prévoir. Tout ce qu’il voulait, c’était jouer où bon lui semble.