Deliveroo, l’un des services de livraison à vélo les plus connus en France, a enregistré 3000 nouveaux restaurants partenaires après le confinement. Un succès commercial pour l’entreprise anglaise, qui a recruté toujours plus de livreurs. Notre reportage en deux volets retrace la vie de deux d’entre eux, à Strasbourg, à deux époques très différentes de Deliveroo : à ses débuts en 2016 et aujourd’hui en 2020. Il évoque aussi les espoirs et les raisons qui ont poussé ces livreurs à arrêter ce métier. Première partie : « Livre ou crève » par Thibaud Gamb, livreur en 2016.
Vendredi 7 avril 2017 aux alentours de 22h30, je patiente pour récupérer ma commande au Tarbouche, un restaurant libanais strasbourgeois. Je repense à la semaine calme que je viens d’avoir. Mais avec un vendredi plutôt froid, les commandes affluent. Une soirée comme celle-là, il ne faut pas la rater, c’est une vraie aubaine, une vraie manne financière. Déjà bien lancé avec 8 commandes depuis le début de la soirée, je m’apprêtais à remplir la 9ème . La commande récupérée, je me dirige vers le quartier de la Citadelle, une course proche. « Ça va être rapide, et je vais pouvoir enchainer derrière », pensais-je en montant sur mon vélo.
La route était très calme, vide de voitures, une commande presque parfaite, je n’attendais plus que le pourboire du client pour être aux anges. Mais venant de la gauche, une camionnette, qui dans mes souvenirs flous paraissait usée, grille un Stop et me percute. La minute qui suit est noire, disparue de ma mémoire. Ce dont je me souviens en me relevant, c’est qu’il n’y avait personne. La camionnette ne s’est pas arrêtée, elle n’a jamais été retrouvée. Résultat de la course, un vélo broyé, un casque fendu en deux, une arcade sourcilière ouverte et la chance d’être toujours entier. En tombant, le fameux cube Deliveroo où l’on mettait les plats avait protégé mon dos, et qui sait ce qui se serait passé si je n’avais pas porté de casque…
En découvrant la faculté et ses horaires plutôt allégés à la rentrée 2016, je me suis dit qu’un boulot à côté ne serait pas de trop pour gagner un peu d’argent. À cette époque, les médias commençaient à parler d’une nouvelle façon de travailler, en étant autoentrepreneur et sous contrat avec des marques comme Deliveroo. Sur le papier, c’est idéal, si on aime le cyclisme : c’est bien payé, on travaille lorsqu’on a envie de travailler. Et surtout, on est payé pour faire du vélo. Après des heures passées à comprendre l’administration française, j’ai passé un test d’entrée pour être coursier, un test qui s’apparentait plus à savoir si on pouvait tenir sur un vélo.
La performance au cœur du métier de coursier
En entrant dans ce monde, la véritable facette du métier de livreur s’est alors révélée. Un monde de performance, tant pour le livreur que pour l’entreprise. Et la statistique la plus importante était la vitesse moyenne, il fallait constamment l’augmenter, constamment aller plus vite pour livrer des commandes, constamment faire plus de commandes dans l’heure. Les meilleurs livreurs étaient alors favorisés en récupérant plus de commandes, ce qui faisait une meilleure rentrée d’argent. Tout le monde était donc poussé à aller plus vite par l’entreprise, et surtout par les collègues coursiers avec de simples comparaisons de statistiques. A 18 ans, je n’avais alors qu’un seul but, gagner plus d’argent le plus rapidement possible. Ce concours n’était alors pas une mauvaise chose. Il nous donnait une motivation, un objectif : battre les autres coursiers.
L’autre difficulté était bien sûr la météo : l’hiver glacial où il est arrivé de frôler les -10°C. Les jours de neige où rouler avec un vélo de course devient tellement dangereux qu’il vaut mieux courir à côté. L’été strasbourgeois qui frôle la barre des 40°C. Mais une météo difficile rimait toujours avec beaucoup plus de commandes, et on revient toujours à la même idée, beaucoup plus d’argent. Et la sécurité est souvent laissée-pour-compte.
Ce métier de coursier était alors devenu très rapidement un mode de vie très chronophage, un mode de vie qui s’accompagnait souvent d’une bonne paye.
En commençant à mi-temps, pour aller à la faculté, ce job s’est vite transformé en plein temps en oubliant les études. Après avoir pris mes marques, je passais 10 à 12 heures par jour en ville, à traquer la moindre commande. En plus de pratiquer au quotidien une passion, les autres coursiers étaient devenus de véritables amis. Entre deux commandes ou pendant le creux de l’après-midi, on se retrouvait, on mangeait ensemble, on discutait. Ce métier de coursier était alors devenu très rapidement un mode de vie très chronophage, un mode de vie qui s’accompagnait souvent d’une bonne paye. Deliveroo effectuait des virements tous les 15 jours sur mon compte. Je me souviens du mois où j’ai gagné un peu plus de 3000 €, sans compter les pourboires.
La recherche de la performance sportive, toujours dans le but de gagner plus d’argent, était devenue une addiction.
Mais ce début d’avril 2017 a été particulièrement dur. Pourtant ma seule peur sur le coup a été de savoir si cette chute allait avoir des répercussions sur mes statistiques. La recherche de la performance sportive, toujours dans le but de gagner plus d’argent, était devenue une addiction. Aujourd’hui, je me suis éloigné de ce mode de vie pour deux raisons. Après l’accident j’ai pris conscience qu’on ne pouvait pas faire carrière dans un métier comme celui de coursier, et qu’en cas d’accident grave, à cette époque, il n’y avait pas d’aide, pas d’assurance et plus de possibilités. Mais ensuite, et toujours peu après l’accident, j’ai eu deux tendinites qui étaient dues à l’effort constant que je produisais, tous les jours de la semaine. Effectivement après avoir perdu un collègue proche dans un accident, après avoir moi-même vécu un accident, j’ai décidé de m’arrêter à cause de deux tendinites. C’est un travail idéal, tant qu’on a les capacités physiques pour le rendre idéal, mais sur une inattention, une vie peut être brisée.
Un article de Thibaud Gamb, édité par Sailesh Gya